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LES années qui suivirent furent parmi les plus heureuses, les plus paisibles de ma vie. J’avais eu une congestion pulmonaire et avais failli mourir. J’aurais pu perdre Jean, aussi, si sa chute avait causé une blessure plus grave qu’une simple bosse. Et j’aurais pu perdre Charles dans l’éboulement qui s’était produit à la mine auparavant. Alors, le simple fait que nous soyons tous là, vivants, en bonne santé, et réunis, me paraissait miraculeux.

Nous formions une famille très unie, tous les trois. Jean restait notre seul enfant. J’aurais bien voulu donner à Charles un enfant qui fût de lui, je rêvais parfois d’une petite fille aux boucles blondes… Mais la Nature ne l’a pas voulu, et je me suis assez facilement résignée. Jean me comblait. De son côté, Charles ne m’en parla jamais. J’en conclus qu’il était heureux ainsi. Et, égoïstement, je me disais parfois que ce n’était pas plus mal, car je craignais que, si nous avions un autre enfant, il ne le préférât à Jean.

Nous étions arrivés à oublier totalement qu’il n’était pas son fils, le petit croyait que Charles était son vrai père, et moi je ne pensais plus que bien rarement à Henri. Juliette, qui continuait de nous rendre visite, venait de se marier avec un jeune ingénieur. Elle était folle de son mari, rayonnait de bonheur, et j’étais heureuse pour elle. Sans que je le lui demande, elle me donnait des nouvelles d’Henri. Gerda, sa femme, depuis qu’ils étaient mariés, faisait fausse couche sur fausse couche sans parvenir à mettre au monde un enfant. Je ne prêtais aux récits de Juliette qu’une attention distraite. Ce qui pouvait arriver à Henri ne me concernait plus.

Autour de nous, la vie continuait, plus agréable à mesure que les années passaient. Les prix, qui jusque-là n’avaient fait qu’augmenter, se stabilisaient alors que dans l’ensemble les salaires continuaient de progresser. Nous vivions mieux. Le charbon se vendait bien, il fallait produire beaucoup, les mineurs ne manquaient pas de travail.

Jean grandissait, adorable et charmant. Il ressemblait à mon père, il avait ses yeux, son air doux et calme. Il avait la même façon que lui de baisser la tête. Il ne me rappelait Henri que lorsqu’il souriait, d’une certaine façon, pour obtenir quelque chose qu’on lui refusait. Juliette l’avait remarqué aussi, et un jour, ne put s’empêcher de me le dire :

— Mon Dieu, Madeleine, il a le sourire de mon frère !

C’était, Dieu merci, sa seule ressemblance avec Henri. Il travaillait toujours très bien à l’école, et semblait passionné d’apprendre. Il était très intelligent, et je me désolais parfois en pensant qu’il devrait, après le certificat d’études, prendre le chemin de la mine. Il était si fin, si délicat que le métier de mineur ne me semblait pas pour lui. Pourtant, c’était ainsi. En ce temps-là, on était encore mineur de père en fils, et au lendemain du certificat d’études, le garde des mines allait chercher les garçons en âge de travailler et les recrutait d’office. J’appréhendais le moment où cela arriverait.

Ce fut l’année 1930 qui marqua la fin de cette période paisible et douce, et nous apporta le début des difficultés. Ce ne fut pas très net au début, et nous ne nous en sommes pas rendu compte tout de suite. Le charbon, peu à peu, se vendait moins bien ; des mineurs furent mis au chômage partiel, une journée toutes les deux semaines. Les primes de rendement baissèrent progressivement, ce qui faisait que, tout en effectuant le même travail, les ouvriers du fond gagnaient moins. Le mécontentement devint général, et ce fut le début de nombreuses grèves.

Ma tranquillité d’esprit disparut. Je n’aimais pas entendre parler de grève, je gardais toujours la peur de voir dégénérer les manifestations en bagarres.

Quelques années s’écoulèrent encore. Jean eut douze ans et fit sa communion solennelle. Ce jour-là, nous le fîmes photographier. Nous avons organisé un grand repas, où nous avons invité parents et amis, et où nous avons bu, mangé, dansé et chanté. Ce fut la seule fois de ma vie où je vis Charles un peu ivre.

Juliette eut un enfant, un garçon qu’elle prénomma Germain, aussi turbulent et remuant que Jean était calme et grave. Elle qui connaissait maintenant les joies de la maternité compatissait aux malheurs de sa belle-sœur qui, après bientôt huit ans de mariage, avait fait une fois de plus une fausse couche. Cette fois-ci, l’hémorragie qui avait suivi avait été si forte qu’il avait fallu l’opérer d’urgence pour la sauver. Le médecin leur avait annoncé qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfant.

— Toutes ces fausses couches, toutes ces souffrances pour rien ! C’est triste, tu sais, Madeleine. J’ai fini par aimer ma belle-sœur, elle est douce, placide et calme. Son désespoir m’a fait mal. Henri, lui aussi, a été très déçu.

Je ne disais rien, qu’aurais-je pu répondre ? Je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était peut-être une sorte de punition pour Henri. J’étais triste pour Gerda, qui était innocente et ne connaissait probablement pas la vérité. Mais je ne pouvais pas plaindre Henri.

Et puis vint l’année 1933, et avec elle, les difficultés de toutes sortes se précisèrent.

Ce fut d’abord une aggravation des conditions de travail. Les charbons étrangers vinrent concurrencer le nôtre, et les stocks s’accumulèrent sur les carreaux de fosses. Les compagnies obligèrent les mineurs à chômer un jour par semaine, ce qui donna encore lieu à des réductions de salaire. Ce fut aussi l’époque où commencèrent les brimades, les amendes, les menaces de licenciement.

— Ça devient pénible, disait Charles. Pour le moindre retard, la moindre maladresse, le porion nous colle une amende, et nous ne pouvons rien faire !

Le 26 novembre de cette année-là, la C.G.T. et la C.G.T.U. organisèrent la Marche des Mineurs. Dans tout le bassin, d’importants cortèges se formèrent, se dirigeant vers Arras, Béthune, Douai ou Valenciennes.

Dans le village, ils se rassemblèrent sur le carreau de la fosse, et partirent rejoindre ceux des autres puits. Charles, son père et ses frères y participèrent. Stephan, le père d’Anna, y était aussi. Il portait une pancarte sur laquelle était inscrit : « Du travail et du pain ».

— Pas la peine nous faire venir, disait-il dans son jargon, et nous promettre travail, si après on n’a plus rien !

Avec Jean, je les regardai défiler. Nombreuses étaient les pancartes, qui disaient : « Nous protestons contre la misère dans nos corons et la ruine de nos régions » ou « Contre le chômage » ou encore « Pour la défense des salaires ».

— Ils ont raison, dit Jean. Je ferai comme eux moi aussi. Après tout, ils défendent leur droit à la vie, ils veulent être considérés comme des êtres humains, c’est normal.

Le soir, Charles revint, exténué, fourbu :

— Je ne sais pas si ça servira à quelque chose. C’est la crise, rien ne va plus.

Je sentais l’inquiétude m’étreindre. Comment cela allait-il se terminer ?

 

Pourtant, il y avait encore de bons moments. Cette même année, au mois de juin, Georges, mon beau-frère, épousa Anna, qu’il avait souvent rencontrée chez moi, et qui était devenue une grande et belle jeune fille. Ma belle-mère me confia :

— Je suis contente qu’il se marie, contrairement à Julien qui, lui, est toujours célibataire. Mais j’aurais préféré qu’il choisisse une fille de chez nous. Je n’ai jamais pensé qu’il pourrait épouser une Polonaise…

Je la raisonnai du mieux que je pus. Je connaissais Anna, elle était douce et maternelle. Qu’elle fût polonaise ne changeait rien à ses qualités. Ma belle-mère hocha la tête, pas entièrement convaincue.

Le mariage eut lieu, par un beau jour de juin. Ils firent un cortège avec un accordéoniste et un violoniste en tête qui, ensuite, firent danser tout le monde. J’aimai beaucoup leur musique, leurs polkas joyeuses et entraînantes. Il y avait toutes sortes de gâteaux, différents des nôtres, et que je trouvai délicieux. Le repas se passa dans la gaieté. À grands renforts de Na zdrowie ! [3], ils levaient leurs verres avant de boire. Ce fut un beau mariage, gai, bruyant, chaleureux.

Le mois suivant, un dimanche, nous sommes allés voir, à Douai, le défilé à l’occasion des fêtes de Gayant. Nous avons pris le train. Ma mère, mes beaux-parents, Julien, Georges et Anna nous accompagnèrent. J’étais aussi excitée que Jean à l’idée de voir Gayant et sa famille. Je savais, comme tous ceux de la région, que Gayant était un géant, vénéré par les gens de Douai parce qu’il avait sauvé leur ville. J’avais entendu dire qu’il était haut et impressionnant – vingt et un pieds –, mais je ne l’avais jamais vu.

A la gare de Douai, nous avons suivi le flot de gens qui, comme nous, allaient assister au défilé. Nous nous sommes arrêtés dans une rue et nous avons attendu, debout sur le trottoir. La foule, de minute en minute, se faisait plus dense. Des enfants s’impatientaient. Beaucoup demandaient :

— Il arrive bientôt ?

Peu après, nous entendîmes les tambours, qui annonçaient l’arrivée des sapeurs. Suivaient les compagnies d’archers, d’arbalétriers, et bien d’autres que je ne sus pas reconnaître. Ensuite, il y eut des sociétés de musique, puis des écoles de la ville. Puis encore des défilés de soldats, dont certains à cheval.

— C’est la garnison de la ville, me dit Charles.

Je regardais tout avec un égal plaisir. Jean me donna un coup de coude :

— Oh, maman, le joli char ! Regarde !

Un char couvert de fleurs s’avançait, tiré par un cheval fleuri lui aussi. Sa magnificence me laissa muette de ravissement. Au sommet, assise sur un coussin de fleurs, une ravissante jeune fille souriait et envoyait, du bout des doigts, des baisers à la foule qui l’acclamait. D’autres chars suivirent, tous plus beaux les uns que les autres. J’étais émerveillée, je n’avais jamais rien vu de tel.

Ensuite, il y eut un creux, et puis, comme une vague, vint, dans un brouhaha, l’annonce de celui que tous attendaient :

— C’est Gayant ! Voilà Gayant !

Je tendis le cou, pour mieux le voir. Grave, majestueux, impressionnant, il avançait lentement. C’était un énorme mannequin vêtu de rouge, qui semblait accueillir les acclamations avec une orgueilleuse placidité. Par la suite, j’eus encore l’occasion de le voir, mais ce ne fut jamais pareil. Je n’ai plus retrouvé, les fois suivantes, l’étonnement, l’admiration, le respect même, que j’éprouvai ce jour-là.

Sa femme, Mme Gayant, le suivait, tout aussi majestueuse et presque aussi grande. Venaient ensuite les enfants : Jacquot avec un costume de chevalier, sa sœur Fillion, et enfin Binbin, le plus jeune, avec ses yeux un peu louches, ses yeux « berlous » comme nous disions dans notre patois. Cela lui avait valu d’être surnommé par les gens du Nord « Ch’Tiot Tournis ». Il était, Binbin, très populaire et très aimé. En le voyant passer, les enfants hurlaient les bras tendus :

— Binbin ! Binbin !

Et il allait vers eux, de bonne grâce. Les gens le touchaient, l’embrassaient, car la tradition voulait que le fait d’embrasser Binbin portât bonheur. Nous l’avons touché, nous aussi, quand il est passé près de nous. Dans l’effervescence du moment, comment ne pas y croire ?

Le défilé terminé, nous avons suivi la foule qui se dirigeait vers la place où étaient installés les manèges. Nous nous sommes promenés, nous avons acheté une glace. Jean, encore proche de l’enfance, voulut monter sur les balançoires, puis fit un tour de chevaux de bois.

Nous nous sommes ensuite dirigés lentement vers la sortie. Il faisait chaud, et il y avait de plus en plus de monde. Soudain, j’ai entendu qu’on m’appelait :

— Madeleine ! Madeleine !

Je me suis retournée, et j’ai vu Juliette. Elle venait vers moi. Elle m’embrassa, elle embrassa Jean.

— Bonjour, nous dit-elle. Vous êtes venus voir Gayant ? Nous aussi. Toute la famille est là-bas.

Suivant la direction qu’elle me montrait, je les vis tous. Je reconnus, ses parents, et près d’une jeune femme très blonde, je vis Henri. Je ne l’avais pas revu depuis le jour tragique où il m’avait repoussée, et je le trouvai vieilli. Mais je reconnus, avec un pincement au cœur, qu’il avait toujours ce charme trompeur auquel je m’étais laissée prendre. Lui nous avait vus, aussi, mais ce n’était pas moi qu’il regardait. Avec une étrange insistance, il gardait les yeux fixés sur Jean, qu’il détaillait avec une sorte d’avidité. Mal à l’aise, je dis :

— Excuse-moi, Juliette, je dois rejoindre les autres. Nous allons à la gare pour reprendre le train.

— J’irai te voir un de ces jours, me promit-elle.

J’entraînai Jean, en marchant rapidement pour rejoindre les autres qui, dans la foule, n’avaient pas vu Juliette et avaient continué à avancer. Jean n’avait pas remarqué Henri, et je m’en félicitai. Je n’avais pas aimé la façon dont ce dernier avait dévisagé mon fils.

Le lendemain, Juliette vint me rendre visite. J’étais seule lorsqu’elle arriva. Sans préambule, elle me dit :

— Henri a vu Jean, hier.

Une appréhension me noua l’estomac. Je répondis néanmoins calmement :

— Oui, je l’ai remarqué.

— Tu sais, continua Juliette, soudain volubile, il ne l’avait jamais vu. Il a trouvé que c’était un bel enfant. Il m’a posé des tas de questions à son sujet.

— Quelles questions ? dis-je, sur la défensive.

— S’il travaillait bien à l’école, quel métier il exercerait plus tard, s’il était intelligent, et ainsi de suite. Et sais-tu ce qu’il a dit ? Il a soupiré, et il a murmuré : « Dire que je n’ai pas d’enfant, que je n’en aurai jamais maintenant, et que lui, mon propre fils, m’est inaccessible ! »

Je me cabrai :

— C’est sa propre faute ! Tu le sais comme moi, Juliette. Il m’a repoussée, il n’a pas voulu de cet enfant que j’attendais. Il est trop tard, maintenant.

— Oui, je sais bien, soupira Juliette. Il est trop tard, tu as raison.

Après son départ, le malaise que j’éprouvais depuis la veille augmenta. Je n’en parlai pas à Charles, car je n’aurais pas su exprimer clairement ce que je ressentais. J’essayai de me rassurer en me disant que Jean était mon fils et celui de Charles, et qu’Henri n’y pourrait rien changer. Mais je sentais que ça ne s’arrêterait pas là.

J’avais raison. Quelques jours passèrent, et puis Juliette revint me voir, à un moment où, encore une fois, j’étais seule. Elle était avec son fils, qui commençait à marcher et trottinait partout. Elle parla de choses et d’autres, et soudain se décida.

— Madeleine, me dit-elle, j’ai quelque chose à te demander de la part d’Henri.

Tout de suite, je m’inquiétai :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Eh bien, voilà… Il voudrait te parler… C’est au sujet de Jean.

— Je m’en doutais… Je le savais… Que veut-il ? Le sais-tu, Juliette ?

— Non, je ne sais rien. Il ne m’a rien dit. Il m’a simplement dit qu’il voulait te voir ; il a une demande à te faire.

Troublée, je murmurai :

— Qu’est-ce que ça peut bien être ? Oh, Juliette, ne peut-il me laisser tranquille ?

Elle haussa les épaulés, impuissante :

— Je t’aime bien, Madeleine, mais j’aime bien mon frère aussi. Tu sais que ma belle-sœur ne peut plus avoir d’enfant. Henri ne s’en console pas. Depuis qu’il a vu Jean, il ne pense plus qu’à lui.

— Il n’est plus son fils ! Il n’a pas voulu de lui. Il est trop tard, tu peux le lui dire, Juliette.

Sans le vouloir, je m’énervais. Elle fit un geste d’apaisement :

— Attends de savoir ce qu’il te demande… Il t’attendra demain, devant le portail. Il préfère ne pas venir ici, pour ne pas faire jaser.

— Demain ? Quand ?

— En début d’après-midi. C’est ce qu’il m’a chargée de te transmettre. Il espère que tu viendras. Il a insisté pour que je te dise qu’il ne voyait que l’intérêt de Jean.

En moi, plusieurs sentiments se mêlaient. Révolte, inquiétude, agacement. Jean était mon fils et celui de Charles. Pendant treize ans, Henri s’en était désintéressé, et puis, subitement, il intervenait de nouveau. Pourquoi ? Il m’avait fait suffisamment de mal, j’avais réussi à le rayer de ma vie, et je refusais qu’il vînt, de nouveau, perturber mon existence.

— Que décides-tu, Madeleine ? Tu iras ?

Je secouai la tête :

— Je ne sais pas. Je ne crois pas. Dis-lui de me laisser tranquille. Pour lui, il est trop tard.

— Vas-y, au moins, que tu saches ce qu’il te veut…

— Je ne sais pas, Juliette, je vais réfléchir.

Juliette se leva, prit son fils dans ses bras :

— J’ai rempli mon rôle de messagère. Maintenant, tu feras ce que tu voudras. En tout cas, demain, vers deux heures, il t’attendra.

Sur ces mots, elle m’embrassa et partit. Je restai troublée, torturée par l’indécision. Irais-je, n’irais-je pas ? Je décidai que je n’irais pas. En ne me voyant pas le lendemain, Henri comprendrait que je désirais qu’il me laissât en paix.

Quand Charles revint, je ne lui parlai de rien. J’avais décidé de répondre à la demande d’Henri par le silence et le mépris. Il était inutile que Charles fût tourmenté avec ce problème. Il avait déjà bien assez d’ennuis à la mine ces temps-ci, avec les amendes et les menaces de déclassement qui pleuvaient.

Je ne dis donc rien, mais, cette nuit-là, je ne dormis pas.

Je compris que je n’aurais pas de paix tant que je ne saurais pas ce qu’Henri voulait. Alors je décidai que j’irais, le lendemain, le retrouver devant le portail de la maison de Juliette.

 

Ce fut les mains moites et le cœur battant d’appréhension que j’allai au rendez-vous d’Henri. De loin, je le vis. Il était appuyé au portail, et m’attendait en fumant une cigarette. Cela me rappela la période où j’avais été amoureuse de lui, et j’éprouvai de l’amertume en pensant combien j’avais été une proie facile, naïve comme je l’étais. Mais maintenant il n’en était plus de même. J’étais beaucoup plus lucide, je savais ce qu’il valait, et, surtout, je ne l’aimais plus.

Il me vit approcher, jeta sa cigarette. Je m’arrêtai à quelques pas de lui, le détaillant froidement. Il avait vieilli, mais n’en était pas moins beau. À l’approche de la quarantaine, de fines rides burinaient son visage, et des cheveux gris argentaient ses tempes. Il me regardait, lui aussi, et je découvris dans son regard une sorte d’inquiétude qui me fit soupirer de soulagement. J’avais eu peur de le trouver arrogant, sûr de lui ; au contraire, je découvrais qu’il était mal à l’aise et semblait embarrassé. Cela me donna du courage pour attaquer. Je fus heureuse d’entendre que ma voix ne tremblait pas lorsque je dis, avec une sorte de brutalité :

— Voilà, je suis venue. Alors, qu’y a-t-il ?

D’une voix douce, presque humble, il répondit :

— Bonjour, Madeleine. Je te remercie d’être venue. Je dois te parler, c’est important…

J’attendais, droite, raide, figée, sans un mot. Il sourit, d’un sourire infiniment triste, et fit un geste d’impuissance :

— Tu ne m’aides pas beaucoup, avec ton attitude de juge. Je te demande, néanmoins, de m’écouter, sinon avec indulgence, du moins objectivement. Je sais bien que cela ne te sera pas facile ; j’ai mal agi envers toi, et tu as tout à fait le droit de m’en vouloir. Je ne l’ai pas compris alors, je le comprends maintenant. Il aura fallu toutes ces années, tous ces espoirs déçus…

Il se tut, baissa la tête. Il parut, un moment, plongé dans ses pensées. J’attendais, toujours digne, sans un geste. Alors il me regarda, et, une supplication dans les yeux, se mit à parler :

— Depuis que j’ai vu Jean, je ne vis plus. Le : simple fait de le voir m’a été une révélation. J’ai compris ce que j’avais perdu, en te repoussant, autrefois. Si je pouvais revenir en arrière, combien mon attitude serait différente ! C’est affreux, Madeleine, d’être conscient d’avoir, par ma faute, perdu mon propre fils… Et de me dire que je n’en aurai pas d’autre, maintenant que Gerda…

De nouveau, il se tut. Je refusai de me laisser attendrir. Froidement, je répondis :

— C’est pour me dire cela que tu m’as fait venir ?

Il releva la tête :

— Non, pas pour cela. Je sais bien que Jean est ton fils, et c’est toi uniquement qui décideras. Voilà ce que je veux te demander : Juliette m’a dit que Jean travaille bien à l’école, qu’il est intelligent, qu’il aime étudier. Envisages-tu de le laisser continuer, ou vas-tu lui faire quitter l’école pour la mine ?

J’eus un sursaut de révolte :

— Cela ne te regarde pas. Tu n’as pas à décider de la carrière de mon fils. Si tu voulais t’en occuper toi-même, il fallait y réfléchir avant.

— Je le sais bien, Madeleine. Mais c’est pour Jean ? que je parle. S’il est doué pour les études, ne penses-tu pas que c’est un crime de l’envoyer travailler au fond de la mine ?

En moi-même, je reconnus que ce qu’il disait était vrai. L’instituteur de Jean m’avait dit pratiquement la même chose. Néanmoins, devant Henri, je refusai d’en convenir. Je dis, simplement :

— Jean a encore une année scolaire à faire. Ensuite, quand il aura quatorze ans, nous verrons.

— Va-t-il continuer ses études, Madeleine ?

Je haussai les épaules, agacée, et me décidai à expliquer :

— Je n’en sais rien encore. C’est très difficile, pour un fils de mineur. Les études coûtent cher. Et puis, être mineur de père en fils, c’est la règle, tu le sais bien. Dans une famille, dès qu’un garçon a quatorze ans, le garde des mines vient le recruter. Si le garçon refuse, la Compagnie licencie son père, ses frères, toute sa famille si besoin est. Tu sais bien que ça se passe de cette façon. Alors, pourquoi me poses-tu une telle question ? Ai-je le choix, dis-moi ?

— Oui, ce choix, je peux te le donner, si tu le veux.

Je le regardai, sceptique :

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien… Vois-tu, Madeleine, la seule pensée de Jean travaillant au fond me rend malade. S’il est doué pour les études, il faut l’encourager dans ce sens. Et s’il ne veut pas quitter le milieu de la mine, il peut faire des études d’ingénieur. Alors, voilà à quoi j’ai pensé : quand il aura quatorze ans, il quittera l’école primaire. Confie-le-moi. Je paierai ses études, je m’occuperai de lui…

Violemment, je le coupai :

— Ah non ! Tu n’auras pas mon fils ! Ne cherche pas à me le prendre, sous prétexte que tu viens de t’apercevoir qu’il existe !

Il eut un geste d’apaisement :

— Mais je ne cherche pas à te le prendre. Ce sera toujours ton fils. Si tu veux, je ne lui dirai rien. Nous lui ferons croire que c’est Juliette qui, en tant que marraine, lui paie ses études. Si tu es d’accord, il sera pensionnaire, au lycée où moi-même j’ai fait mes études. Je connais le directeur, il acceptera de le prendre sans problème. C’est mon fils, après tout. Même si je ne le lui dis pas, ce que je te promets, j’aimerais le connaître, l’aimer et me faire aimer de lui. Je voudrais que, par la suite, il puisse travailler avec moi, me seconder, comme je l’ai fait avec mon père. Ne refuse pas, Madeleine…

Je comprenais qu’il avait déjà tout prévu, qu’il espérait mon accord pour enrôler mon fils, le prendre sous sa coupe, lui faire connaître son monde à lui, ce monde de luxe et de facilité si différent de la vie à laquelle Jean était habitué, une vie basée sur un labeur incessant et la sueur quotidienne. Et mon Jean, si pur, si tendre, se laisserait peut-être entraîner, corrompre, préférerait la vie que lui offrirait Henri. Peut-être nous mépriserait-il, Charles et moi ? Je ne pourrais pas le supporter. Je dis avec netteté :

— Non, Henri, je ne veux pas. Tu l’as refusé dès le départ, cet enfant, il est trop tard maintenant.

Il soupira avec découragement :

— Tu es dure, Madeleine. Si tu savais comme je regrette mon attitude d’autrefois… Dans la mesure du possible, je voudrais réparer, donner sa chance à Jean. Je voudrais qu’il puisse être ce qu’il aurait été si je t’avais épousée…

— Mais tu ne m’as pas épousée. Tu m’as laissée tomber, sans te préoccuper de ce que je deviendrais. Et maintenant, parce que tu n’as pas d’enfant, tu viens me réclamer mon fils. C’est trop facile ! Tu n’as aucun droit sur lui, ce n’est plus ton fils, c’est le nôtre, uniquement, à Charles et à moi.

Le reproche que je lus dans ses yeux me fit mal, malgré moi. Mais je refusai de m’apitoyer. Et surtout, je ne voulais pas prendre le risque de perdre Jean.

A voix basse, il supplia :

— Madeleine, je t’en prie, ne dis pas non…

Je ne pus m’empêcher de demander :

— Et ta femme, que dit-elle ? Elle est au courant ?

— Oui, je lui ai tout dit. Elle ne formule aucune objection. Elle est plus compréhensive que toi. Elle qui n’a pas pu me donner d’enfant ne se sent pas le droit de me priver de mon fils, même s’il n’est pas le sien.

— C’est non, Henri. Et je voudrais que tu me laisses tranquille. Tu as failli briser ma vie. Malgré tout, j’ai réussi à être heureuse. Alors, ne viens pas tout détruire à nouveau.

Il soupira, une nouvelle fois, et me demanda :

— C’est ton dernier mot, Madeleine ?

— Oui.

— Je n’irai pas contre ta volonté. Comme tu me l’as fait remarquer très justement, ce n’est plus mon fils, j’ai perdu tout droit sur lui. Pourtant, je pourrais donner des ordres pour qu’il ne soit pas pris à la mine. Mais je ne le ferai pas. J’espère par là te prouver ma bonne volonté, j’espère que tu réfléchiras encore, que tu changeras d’avis. Si jamais tu le fais, pense que je serai là, prêt à faire tout ce que je t’ai dit. D’ici là, ne crains rien, je te laisserai en paix.

— C’est bien vrai ? J’ai ta promesse ?

— Oui.

Je ressentis un immense soulagement. Je pourrais continuer à vivre, heureuse, entre mon mari et mon fils. Je dis simplement :

— Merci.

— Ne me remercie pas. J’espère te prouver ainsi ma bonne foi. Je ne ferai rien contre ta volonté, je le répète. Mais pense à ce que je t’ai dit, Madeleine…

Je n’ai pas répondu. J’étais incapable de lui donner un espoir alors que je savais que je ne changerais pas d’avis. Pourtant, c’était vrai qu’il fallait peut-être laisser sa chance à Jean. Honnêtement, je ne le voyais pas, moi non plus, au fond de la mine. Mais je ne pouvais me résoudre à accepter l’offre d’Henri. De plus, pourquoi perturber Jean ? Il était heureux entre Charles et moi, dans le coron où il avait ses amis. Ce milieu était le sien. Il ignorait jusqu’à l’existence d’Henri, et pour rien au monde je ne lui aurais appris la vérité.

Le soir, j’étais si agitée que Charles s’en aperçut. Il attendit que Jean fût au lit ; alors seulement il m’interrogea :

— Qu’y a-t-il, Madeleine ? Je vois bien que quelque chose te contrarie !

J’hésitai un instant. Nous étions si proches l’un de l’autre que je ne pouvais espérer lui cacher longtemps que j’étais tourmentée. Je me décidai à lui dire la vérité. Je lui racontai tout, et il me fut doux de me libérer de mon inquiétude. Je lui parlai de l’offre d’Henri, lui expliquai mon refus, espérant que Charles m’approuverait et s’indignerait de la démarche d’Henri. Il m’écoutait gravement, en fumant une cigarette. Lorsque je me tus, il resta un moment silencieux et pensif.

— Eh bien, c’est tout ce que tu trouves à dire ? demandai-je avec une sorte d’impatience.

Il leva sur moi un regard grave :

— Je réfléchis, Madeleine. Le problème est sérieux, c’est de Jean qu’il s’agit, de son avenir. C’est à lui qu’il faut penser, avant tout.

— Et tu accepterais de laisser Henri s’immiscer dans sa vie, dans notre vie ?

Il hésita :

— C’est que… tu vois, Madeleine, je pense à Jean. Je ne sais pas s’il faut refuser ce qui est après tout une chance. Moi je ne pourrai jamais lui donner ce qu’il pourrait obtenir d’Henri…

— Mais comprends donc qu’Henri s’est simplement rabattu sur Jean parce qu’il n’a pas d’enfants ! S’il avait eu un fils, il aurait continué à ignorer le nôtre…

— Sans doute. Mais il n’en est pas moins vrai que, pour Jean, il y a là une chance qu’il ne faut peut-être pas laisser passer, de crainte de le regretter plus tard. Ne crois-tu pas ?

Il vit mon geste de dénégation, mon air farouche et buté.

— Je te laisse décider, Madeleine. Je ne veux pas t’influencer. Cela dit, moi aussi, je préférerais garder Jean avec nous, l’emmener avec moi à la mine, plutôt que de le confier à Henri. Mais je crains que ce ne soit là une réaction purement égoïste.

Je n’ai rien dit, sentant peut-être qu’il avait raison. Nous en sommes restés là, mais je n’étais pas satisfaite. J’aurais voulu que Charles m’approuvât, entièrement. Mais il s’efforçait de voir le problème d’un point de vue objectif, et cela me donnait mauvaise conscience.

Cette nuit-là, je dormis peu. J’essayais, comme Charles, d’être objective, mais je n’y arrivais pas. Je décidai de demander conseil à ma mère.

Le lendemain, j’allai chez elle. Lorsque j’arrivai, Jeanne était là. Elle parlait de Pierre, qui allait prendre sa retraite l’année suivante.

— Il est temps ! disait-elle. Il s’essouffle de plus en plus, et éprouve des difficultés pour respirer. Il dit que ses poumons sont si encrassés qu’ils ne peuvent plus fonctionner normalement.

J’écoutais distraitement, j’attendais de me retrouver seule avec ma mère. Lorsque Jeanne partit enfin, je me lançai :

— Maman, j’ai un conseil à te demander.

Une nouvelle fois, je racontai tout. Lorsque j’eus terminé, comme Charles, elle hésita :

— C’est très difficile de donner un conseil sur un tel problème…

Je m’impatientai :

— Essaie de t’imaginer à ma place. Que ferais-tu ?

Elle me regarda :

— Je crois que je réagirais comme toi. Mais est-ce sage ? Pense que tu condamnes ton fils à être mineur toute sa vie, alors qu’il peut faire de brillantes études.

— Mais je ne veux pas, justement, que cette situation, il la doive à Henri. Je préfère le savoir mineur. Ce n’est pas déshonorant, loin de là. Nous sommes une famille de mineurs. Jean suivra la tradition, voilà tout.

— J’ai une autre idée, Madeleine. Si tu demandais son avis, à Jean ?

Je secouai la tête :

— Non, je ne le ferai pas. Je ne veux pas le mettre devant un tel choix. S’il accepte, j’aurai le cœur brisé. S’il refuse, j’aurais toujours peur qu’un jour il n’en vienne à le regretter. Tandis que là il ne saura pas qu’il pouvait choisir. Il s’attend à aller, comme ses camarades, à la fosse dès le certificat d’études. Il est même déjà fier à l’idée de marcher sur les traces de son père, de son grand-père.

— Oui, qu’il reste dans son milieu. Tu as raison, Madeleine, n’en fais pas un étranger. Il a toujours vécu parmi nous, là est sa vraie place.

Je fus heureuse de voir que l’avis de ma mère rejoignait le mien. En moi s’ancrait une résolution farouche : je garderais mon fils, je le refuserais à Henri.

Quelques jours plus tard, Juliette vint chez moi. Je me doutais bien qu’elle me reprocherait mon attitude. Je ne me trompais pas.

— Henri m’a tout raconté. Comment peux-tu lui refuser ? Ne refuse pas, Madeleine, pense à Jean.

— Et toi, tu ne penses pas qu’Henri exagère un peu ? Après nous avoir ignorés pendant treize années, il se souvient subitement qu’il a un fils !

— Justement ! Il regrette ce qu’il a fait. Ce qu’il voudrait, c’est réparer, dans la mesure du possible. Il ne veut pas que Jean subisse les conséquences de sa lâcheté d’autrefois.

— Jean est mon fils et celui de Charles. Henri n’a rien à y voir.

Elle insista, longuement. Mais plus elle insistait et plus je m’obstinais dans mon refus. À la fin, je lui dis :

— C’est Henri qui t’envoie, en espérant que tu me feras changer d’avis ?

— Non, ce n’est pas lui. C’est moi, parce que je pense à Jean. Et si je les lui payais, moi, ses études ?

— Oh non ! Je te soupçonnerais trop d’être de mèche avec Henri. Laisse-moi, Juliette. Je n’interviens pas dans ta vie, et je te demande de faire de même pour moi.

Elle se leva, à la fois triste et peinée :

— Bien, je ne t’en parlerai plus. J’espère néanmoins que tu changeras d’avis…

Elle me quitta, un peu froidement. Cela m’était égal. Tout ce que je voulais, c’était qu’on me laissât vivre en paix, entre mon mari et mon fils.